Agile, vraiment ? Plaidoyer pour le retour au sens

Agile, vraiment ? Plaidoyer pour le retour au sens

jeudi 30 oct. 2025
1960 mots · 10 minutes

Un manifeste contre l’agilité de théâtre


I. Le mot qu’on a vidé

On a beaucoup parlé d‘“agilité”.
Trop, sans doute.

Aujourd’hui, tout est agile : les entreprises, les chefs de projet, les organisations, les équipes, les ambitions.
On ne réfléchit plus, on itère.
On ne conçoit plus, on sprint.
On ne travaille plus, on collabore en mode agile.

Mais ce mot, à force d’être martelé, a perdu son sens.
L’agilité est devenue un label moral, un mot-refuge pour éviter de penser la complexité.

L’Agile moderne est une méthode d’obéissance présentée comme une méthode d’adaptation.
Elle ne libère pas : elle rassure ceux qui ont peur de ne plus tout contrôler.

Dans la plupart des organisations, “faire de l’agile” revient à suivre des rituels : daily meeting, sprint review, backlog grooming.
Le verbe a disparu ; ne reste que la liturgie.

Et comme toute religion, elle punit le doute et récompense la conformité.

Être agile, aujourd’hui, c’est savoir se plier vite et sourire en réunion.

Mais dans cette mise en scène du mouvement, où est l’action véritable ?
Où est la pensée ?


II. Quand l’agilité remplace la pensée

L’agilité, telle qu’on la pratique aujourd’hui, ne sert plus à penser :
elle sert à éviter de penser.

C’est un système orwellien déguisé en méthode moderne.
On ne réfléchit plus, on applique.
On répète les cérémonies, les rituels, les mots-clés.
Et plus personne ne se demande si ce que l’on fait est correct, utile, cohérent — ou même sensé.

Les projets n’ont plus de fondation, seulement des sprints.
Les idées n’ont plus de logique, seulement des tickets Jira.
Les cahiers des charges — fonctionnels ou techniques — ont disparu.
Ils étaient l’expression d’une pensée structurée, d’une volonté de cohérence.
On les a remplacés par des post-its colorés et des user stories creuses,
comme si la couleur pouvait tenir lieu de concept.

On ne structure plus la pensée, on la découpe en tâches.
Et plus personne ne se souvient de la question initiale.

L’agilité managériale est devenue le plus redoutable des tranquillisants intellectuels :
elle donne l’illusion du mouvement tout en neutralisant l’esprit critique.


III. Les forces qui ont tué l’agilité

L’agilité n’est pas morte par accident.
Elle a été tuée.

Pas d’un coup, pas par malveillance.
Mais par capture progressive, par ceux qui avaient intérêt à ce qu’elle devienne autre chose :
un produit, une certification, une méthode à vendre.

Voici comment.


Les marchands du temple

Les cabinets de conseil et ESN ont fait de l’Agile une machine à facturer.

L’équation est simple :
Plus de rôles = plus de consultants à placer.
Plus de cérémonies = plus de jours vendus.
Plus de complexité = plus de dépendance.

Le Scrum Master, le Product Owner, le Coach Agile, le Release Train Engineer…
Autant de postes qui n’existaient pas.
Autant de profils à vendre au client.

L’agilité promettait l’autonomie des équipes.
On en a fait une industrie de la médiation permanente.

Là où il y avait des développeurs qui parlaient aux clients,
on a mis des intermédiaires certifiés.
Et on a appelé ça progrès.


Les vendeurs de diplômes

Les organismes de certification ont transformé une pratique ouverte en club fermé.

Scrum Alliance, Scaled Agile (SAFe), ICAgile…
Des milliers d’euros pour apprendre à réciter un manuel.
Deux jours de formation, un QCM, une carte plastifiée.
Et voilà : vous êtes certifié agile.

Mais certifié en quoi, exactement ?
En conformité. En orthodoxie. En capacité à répéter le dogme.

“Tu n’es pas Scrum Master certifié ? Alors tu ne peux pas comprendre.”
Réponse : “Oui, et j’en suis fier.”

La certification n’est pas une garantie de compétence.
C’est un filtre économique qui exclut ceux qui pensent autrement,
et un gage de docilité qui rassure ceux qui embauchent.

On ne forme plus des praticiens.
On produit des récitants.


Les hiérarchies qui ont peur

Les structures pyramidales ont adopté le vocabulaire agile sans changer de structure.

L’agilité suppose l’autonomie, la confiance, la décision distribuée.
Mais les organisations ne lâchent jamais vraiment le pouvoir.

Alors elles font semblant.

On organise des dailys, mais c’est le N+2 qui valide.
On fait des sprints, mais c’est le comité de direction qui décide.
On parle d’équipes auto-organisées, mais chaque décision remonte trois niveaux.

L’Agile est devenue une langue de bois managériale :
on dit “empowerment” pour ne pas dire “obéissance”,
on dit “itération” pour ne pas dire “on ne sait pas”,
on dit “pivot” pour ne pas dire “on s’est trompés”.

Le vocabulaire a changé.
La structure est restée.

Et tout le monde fait semblant de ne pas voir.


Les outils qui remplacent la pensée

Jira, Trello, Monday : l’outil dicte la méthode, la méthode dicte la pensée.

Ou plutôt : elle la remplace.

On ne pense plus en termes de problème à résoudre.
On pense en termes de tickets à fermer.

La question n’est plus “qu’est-ce qu’on construit et pourquoi ?”.
La question est : “combien de story points dans ce sprint ?”.

Les projets n’ont plus d’architecture.
Ils ont des backlogs infinis, des épics fragmentées, des sprints qui se succèdent sans jamais converger vers une vision.

L’outil nous a convaincus que découper suffisait à comprendre.
Que la somme des tickets égalait un produit cohérent.
C’est faux.

Un projet sans fondation n’est qu’un chantier permanent.
Et un backlog n’est pas une pensée : c’est une liste de courses.


Le jargon comme écran de fumée

Sprint. Backlog. Daily. PO. SM. Epic. User story. Refinement. Velocity. Burndown.

Plus personne ne sait vraiment ce qu’on fait,
mais tout le monde parle la même langue creuse.

Le jargon permet de ne plus se comprendre tout en ayant l’air de communiquer.
Il crée une illusion de maîtrise là où règne la confusion.

Et surtout, il exclut.

Celui qui ne parle pas la langue ne peut pas participer.
Celui qui demande “qu’est-ce que ça veut dire, concrètement ?” passe pour un retardataire.

Le jargon n’est pas un outil de précision.
C’est un outil de domination symbolique.


Le cas français : quand le théâtre devient religion

En France, on a ajouté nos propres couches de dysfonctionnement.

Une culture hiérarchique qui ne lâche jamais vraiment le contrôle.
L’Agile suppose la confiance. La France suppose la validation en cascade.

Un amour des diplômes et certifications.
On ne fait pas confiance à l’expérience. On veut des preuves institutionnelles.

Des ESN qui ont fait de l’Agile leur vache à lait.
Pourquoi simplifier quand on peut complexifier et vendre plus de jours ?

Une résistance passive des équipes.
Face à l’absurdité, on ne se rebelle pas. On fait semblant.
Daily de 5 minutes où personne ne dit rien.
Sprint review où on montre des slides au lieu du produit.
Rétrospective où on note des post-its qu’on ne relira jamais.

Le théâtre agile atteint ici son apogée.


Et nous, dans tout ça ?

On pourrait pointer du doigt les consultants, les certificateurs, les managers.
Mais soyons honnêtes :
nous avons laissé faire.

Nous avons accepté le jargon pour ne pas paraître dépassés.
Nous avons suivi les rituels pour ne pas être exclus.
Nous avons fermé les yeux sur l’absurdité pour garder nos postes.

L’agilité n’a pas été tuée par des méchants.
Elle a été tuée par notre consentement collectif au théâtre.


IV. Ce que le mot voulait dire

Avant d’être une méthode, agile est un mot.
Un vieux mot, venu du latin agilis, lui-même issu de agere : agir, mettre en mouvement.
Mais agere, en latin, n’a rien d’agité : c’est l’action juste, l’acte maîtrisé.
Agere, c’est faire bouger ce qui doit bouger, pas tout remuer pour prouver qu’on existe.

L’agile, dans son sens premier, n’est pas celui qui bouge beaucoup.
C’est celui qui bouge bien.

Dans la nature, c’est limpide :

  • Le chat ne bondit pas sans observer.
  • L’oiseau ne bat pas des ailes sans lire le vent.
  • L’arbre plie sous la tempête, mais ne rompt pas.
  • L’eau trouve toujours son chemin, non par force, mais par discernement.

Rien n’y est figé, rien n’y est frénétique.
Le vivant agit avec économie.
Il cherche le mouvement juste, pas la performance visible.

Voilà la véritable agilité :
celle de l’instinct, de la mesure, du rapport intelligent au monde.

L’humain, lui, a cru qu’il pouvait l’industrialiser.
Alors il en a fait une méthode.
Et, comme souvent, il a tué ce qu’il prétendait comprendre.


V. Ce qu’on devrait redevenir

Être agile, au sens vrai, ce n’est pas se conformer à un cadre,
c’est comprendre la dynamique du réel et y répondre avec discernement.

C’est ce que font les artisans, les chercheurs, les navigateurs, les jardiniers :
ils observent, adaptent, corrigent.
Ils savent que la nature ne lit pas les manuels.

L’agilité véritable, c’est l’alchimie du réel.
Observer, comprendre, ajuster — et seulement ensuite, agir.

Nous avons troqué la liberté du geste contre la sécurité du protocole.
Nous avons préféré la vitesse à la justesse.
Et nous appelons cela progrès.

Mais le progrès sans conscience n’est qu’un emballement.
Et un monde qui ne sait plus s’arrêter finit toujours par tomber.


VI. Ce qu’on devrait se demander

On ne propose pas de méthode.
On ne prescrit pas de pratique.
On pose des questions.

Celles qu’on devrait se demander avant chaque sprint, chaque réunion, chaque décision.
Pas pour ralentir. Pour avancer juste.


Sur la direction

  • Avant de découper ce projet en sprints, savons-nous où nous allons ?
  • Si on devait expliquer ce projet à quelqu’un dans six mois, aurions-nous autre chose qu’une liste de tickets ?
  • Quelle est la question centrale à laquelle ce projet répond ? Pouvons-nous la formuler en une phrase ?
  • Qu’est-ce qui, dans ce projet, ne doit pas changer ? Qu’est-ce qui doit rester stable ?
  • Est-ce qu’on construit quelque chose, ou est-ce qu’on réagit à quelque chose ?

Sur les rituels

  • Cette réunion va-t-elle produire une décision ou un compte-rendu ?
  • Si on annulait ce daily pendant une semaine, qu’est-ce qui casserait ?
  • Combien de personnes dans cette salle sont vraiment nécessaires à cette conversation ?
  • Est-ce qu’on fait ce sprint review pour comprendre ce qui s’est passé ou pour rassurer la hiérarchie ?
  • Cette cérémonie existe-t-elle parce qu’elle est utile, ou parce qu’on a peur de ce qui se passerait si on ne la faisait pas ?

Sur une action

  • Est-ce qu’on avance parce qu’on a compris, ou parce qu’on a peur de ne pas avancer ?
  • Ce ticket répond-il à un problème réel ou à un besoin de mouvement ?
  • Si on prenait trois jours pour penser ce truc correctement, est-ce qu’on gagnerait trois semaines ?
  • Qu’est-ce qu’on perd à aller vite ? Qu’est-ce qu’on gagne à aller juste ?
  • Sommes-nous en train de résoudre ou de contourner ?

Sur le langage

  • Quand on dit “itérer”, veut-on dire “corriger” ou “éviter de décider” ?
  • Ce mot (“agile”, “sprint”, “POC”, “MVP”…) signifie-t-il encore quelque chose, ou le dit-on par habitude ?
  • Si on remplaçait tous nos mots de méthode par du français simple, est-ce qu’on comprendrait mieux ce qu’on fait ?
  • Est-ce que ce jargon nous aide à penser ensemble, ou nous permet-il de ne plus nous parler ?

Sur une pensée

  • Avons-nous passé autant de temps à concevoir qu’à exécuter ?
  • Qui, dans cette équipe, a le droit de ralentir pour réfléchir sans être accusé de bloquer le projet ?
  • Est-ce que ce projet a une architecture, ou seulement un backlog ?
  • Sommes-nous capables d’expliquer pourquoi on fait ce qu’on fait, ou seulement comment ?
  • Y a-t-il encore quelqu’un qui se souvient de la question initiale ?

Sur une réalité

  • Est-ce qu’on observe le réel, ou est-ce qu’on observe notre tableau Jira ?
  • Les utilisateurs ont-ils vraiment demandé ça, ou avons-nous imaginé qu’ils le demandaient ?
  • Est-ce qu’on teste nos hypothèses, ou est-ce qu’on les valide a posteriori pour se rassurer ?
  • Qui, dans cette équipe, a parlé à un vrai utilisateur cette semaine ?

Sur une liberté

  • Si quelqu’un proposait de tout faire autrement, l’écouterait-on ?
  • Est-ce qu’on suit cette méthode parce qu’elle est la meilleure pour ce projet, ou parce qu’elle est la seule qu’on connaisse ?
  • Avons-nous le droit de dire “non” ? De dire “attendez” ? De dire “je ne sais pas” ?
  • Est-ce qu’on fait confiance à l’intelligence des gens, ou seulement à leur obéissance ?

Sur le sens

  • Pourquoi faisons-nous ce projet ?
  • Non, vraiment. Pourquoi ?
  • Est-ce qu’on fait quelque chose d’utile, ou quelque chose de mesurable ?
  • Si ce projet disparaissait demain, qui le remarquerait ?
  • Dans six mois, serons-nous fiers de ce qu’on aura fait, ou simplement soulagés que ce soit fini ?

🜃

Ces questions n’ont pas de bonnes réponses universelles.
Elles ont des réponses situées, liées au contexte, au projet, aux gens.

Mais elles ont toutes un point commun :
elles forcent à penser avant d’agir.

Et c’est ça, l’agilité véritable.

Pas une méthode.
Une vigilance.


🜍 Le jour où

Le jour où l’on arrêtera d’enseigner des méthodes pour réapprendre à regarder, écouter, comprendre,
le jour où l’on préférera l’intelligence à la conformité,
le jour où l’on fera confiance à ceux qui pensent plutôt qu’à ceux qui récitent,
alors, peut-être,
on redeviendra agiles —
pas selon un manuel,
mais selon la vie.


Efficient Laziness — Penser une fois, bien, et avancer.

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© Pascal CESCATO